Suspendu à un fil

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On ne peut plus s’en passer une fois qu’on y a goûté. Devenu indispensable dans la vie moderne, le portable peut devenir une véritable addiction, aussi nocive que la plus dure des drogues et provoquer des dommages non signalés par les fabricants.

On cherche l’application idéale, on pianote sans cesse sur l’écran, puis on consulte ses e-mails toutes les trois minutes et WhatsApp se conjugue à tous les temps de notre vie. Pour ne rien perdre de cette excitation numérique, on tripote son téléphone, on tapote en douce, et on s’isole ainsi du monde qui nous entoure. La 3G, puis la 4G et désormais la 5G pour aller toujours plus vite. Quant aux 4,5 milliards d’utilisateurs d’Internet, soit 57 % de la population mondiale, ils semblent goûter avec délectation cette plongée vers la vitesse, étant toujours plus connectés, toujours plus pressés, toujours plus dépendants aussi. Cette addiction est dangereuse, mais qui s’en émeut?

Je ne lancerais jamais la moindre pierre à quelqu’un, car moi également je vivais accroché à mon téléphone portable. Et il a fallu un drame pour me faire changer. Oui, j’ai failli tuer les êtres qui me sont les plus chers au monde, mes deux fils et mon épouse.

Il y a deux ans, je m’en souviens comme si c’était hier, après une soirée entre amis où j’étais resté sobre et raisonnable. Juste une petite goutte d’alcool. Puis j’avais pris le volant pour rentrer chez moi. Une broutille. À peine trente minutes de voiture de Paris, sur une route facile que je parcourais cinq jours par semaine depuis des années pour me rendre à mon travail.

Il devait être environ 23 heures quand, alors que je tapotais d’une main un remerciement rapide à nos copains pour leur accueil tout en maintenant le volant de mon véhicule de l’autre, un camion surgit brusquement devant moi en zigzaguant en travers de la route pour une raison inconnue. Il ne semblait pas présenter de crevaison et le temps était clair avec une lune généreuse qui pouvait autoriser, côté conduite, quelques imprudences.

Habituellement, sur ce trajet, j’écrivais quelques mails ou SMS en regardant furtivement l’horizon toutes les quinze secondes environ. Mais là, j’étais resté un peu plus longtemps sans lever le nez, lorsque j’entendis soudainement crisser les pneus devant moi tandis que Jessica, ma femme, hurlait à mes côtés: « Attention! Freine! Arrête! »

Je crus qu’on allait percuter le 38 tonnes. À 80 km/h à l’heure, je n’avais plus que 3 à 4 m de marge devant moi. À ce moment-là, mes réflexes revinrent. Faisant voltiger mon smartphone qui disparut vers les sièges arrière, je donnai un coup de volant à droite, sans freiner. La voiture eut du mal à rester stable, mais s’immobilisa 20 m plus loin sur un chemin de terre.

En sueur, je coupai le moteur. Nos deux fils, exténués par leur partie de jeux avec les enfants de nos amis, ne prononcèrent pas le moindre mot. Peut-être étaient-ils en train de dormir ou faisaient-ils semblant. Hors d’elle, Jessica se mit à vociférer: « Misérable! Salaud! Tu es pénible avec ton téléphone de m… On aurait pu tous mourir. » Elle criait, son visage déformé par la peur et la colère, et des larmes perlaient sur ses joues. Puis elle sortit de la voiture en hoquetant, reprit difficilement sa respiration, et se mit à marcher à grandes enjambées autour de la voiture.

Après de longues minutes, je pus enfin quitter mon siège et sortir du véhicule, en tentant de maîtriser les tremblements qui m’agitaient. Il fallait que je fasse quelque chose. Les voitures étaient rares à circuler devant ce chemin isolé. En scrutant l’horizon dans la nuit claire, je notai que le camion qui m’avait coupé la route n’était même plus là.

« Que lui était-il arrivé? », me dis-je. Il avait repris le contrôle de la situation et avait continué son chemin. Un salaud, lui aussi, qui n’avait pas réalisé que cette manœuvre imprudente avait failli tuer des innocents. Il nous avait sans doute déjà oubliés!

Jessica était maintenant recroquevillée sur une borne en béton à quelques mètres de la voiture, son gilet noir lui couvrant la tête. Elle semblait fermée comme une huître. Pas bon signe. Je m’approchai doucement et posai ma main sur sa tête. Elle recula brusquement et dit: « Christian, tu vas choisir entre nous et tes téléphones. Demain déjà, on ne part plus en vacances tous ensemble. Tu iras seul en Guadeloupe. Prends ta semaine de congé. Moi, j’emmène les garçons à Brazzaville, chez ma mère. Et s’il te plaît, si tu as encore un peu de bon sens et si tu nous aimes, reviens plus responsable et différent ou appelle-moi pour que l’on prenne une sérieuse décision. » Ses yeux embués, sa voix calme et froide, ses mots tranchés: je reconnaissais là ma Jessica quand elle avait quelque chose de fort et de définitif à dire! Mon Dieu! Qu’avais-je donc fait?

À travers sa phrase, je sentis qu’elle était prête à déployer toute la pelote de mes nombreux écarts téléphoniques, lorsque je restais pendu des heures à mon cellulaire à envoyer des mails de n’importe quel endroit, chez le médecin, aux toilettes, en faisant le marché, bousculant parfois des personnes âgées dès qu’il sonnait, pour essayer de trouver un coin plus tranquille afin de commencer une conversation.

Ma femme avait été terriblement choquée le soir de l’anniversaire de Stéphane, notre dernier fils qui est en 6e et qui annonçait à toute la famille réunie qu’il était le premier de sa classe, quand je stoppai net le découpage du gâteau d’anniversaire auquel j’étais attelé, parce que mon téléphone avait commencé à vibrer. Ébahie, elle me regarda poser le couteau sur la nappe, devant mes parents et les siens, pour me précipiter dans la cuisine afin de répondre à mon interlocuteur.

Mais quoi? Je suis ingénieur informaticien dans une grande entreprise et lors de l’entretien d’embauche, j’avais garanti être joignable à tout moment! Je croyais que c’était un avantage pour avoir le job. C’est pour ça que j’avais pris trois abonnements téléphoniques. Et chacun de mes trois téléphones a son utilisation bien précise que je gère parfaitement.

Ces derniers mois, c’est vrai, j’y étais allé un peu fort avec mes portables. La plupart de mes collègues n’en ont souvent qu’un ou deux, et je me demande toujours comment ils font. Moi je ne pourrais pas! Un jour, j’avais oublié à l’étranger un de mes portables, un iPhone flambant neuf. Horreur! J’avais eu l’impression d’être amputé d’un membre! Et cela m’avait coûté très cher de me le faire renvoyer en France. Quand mon épouse avait appris ma mésaventure, elle s’était mise à rire à gorge déployée, elle qui fait partie de ces gens qui peuvent très bien vivre sans connexion permanente.

Enfin… J’étais là, sur la route, depuis un bon moment maintenant, encore sous le choc d’avoir évité de justesse cet accident qui aurait pu nous être fatal. Les enfants s’étaient endormis cette fois à poings fermés, et Jessica était toujours prostrée. J’étais resté debout à côté d’elle, sans bouger, grillant nerveusement une cigarette. Puis je me mis à sangloter doucement.

« Non ! Non ! Non! » Je m’étais mis à crier presque sans m’en rendre compte, réveillant cette fois nos garçons qui accoururent apeurés. Jessica se leva, les serra dans ses bras et leur dit, la voix pleine de tendresse: « On est un peu fatigués, on va repartir. Retournez à la voiture, on rentre à la maison. » Et, se tournant vers moi, elle m’apostropha: « Tu viens? »

Son ton parfaitement neutre me rassura à peine. Elle devait avoir en mémoire cette histoire atroce arrivée à une de nos relations, une brillante jeune femme pressée et moderne. Elle était au volant de sa voiture dans une rue encombrée de Ouagadougou, au Burkina Faso, passant un énième appel téléphonique et fumant une cigarette. Quand son portable lui échappa des mains, elle se baissa pour le ramasser, bien que gênée par sa cigarette. Aussi n’entendit-elle pas les hurlements, les gémissements ni le choc de la bicyclette qu’elle venait de renverser. Et lorsqu’elle se tourna vers le siège passager occupé par son bébé, l’enfant n’était plus là. Sur le pare-brise, du sang, rien que du sang. Deux enfants ont trouvé la mort ce matin-là, celui qui était accroché à son papa à bicyclette, et le sien qui ne survécut pas au choc.

Cette histoire nous avait bouleversés et quand Jessica m’en parlait, son regard me suppliait de ne pas suivre cette voie. Je lui rétorquais que j’étais un excellent conducteur qui savait maîtriser son véhicule… Stupide, n’est-ce pas?

À peine arrivé à la maison, mon aîné me tendit mon portable qui avait dû lui atterrir sur les jambes. « Papa! Regarde! Waouh! 42 messages! Comme si l’aventure de cette nuit ne m’avait pas guéri, je jetai un coup d’œil furtif à l’écran du téléphone. Et ces messages m’apparurent, pour le coup, bien dérisoires: à 23h05, un collègue me proposant de relire un mémo en vue d’une réunion prévue à mon retour de congé; plus un chapelet de SMS de ma secrétaire qui relatait quelques informations qu’elle n’avait pas eu le temps de me communiquer!

J’éteignis les lumières et vins m’allonger, passablement penaud, aux côtés de mon épouse qui s’était endormie. Dans peu de temps il ferait jour et ce serait le moment de notre départ en vacances en famille. Mais après cet incident, les choses risquaient de changer. J’étais prêt à faire de nombreuses concessions, mais pas certain de pouvoir décrocher réellement de mes appareils.

De plus en plus de psychologues évoquent le mot d’addiction pour les grands consommateurs comme moi et parlent même de cure de sevrage comme si nous étions des fumeurs de haschich. Je confesse que je n’ai pas lu un livre jusqu’au bout depuis des mois, trop obnubilé par ces écrans magiques. Moi, le grand sportif que j’étais dans mes années d’étudiant, j’avais considérablement réduit toutes mes activités parce que trop pris.

Si je déroule une matinée, je me lève en regardant mon portable, je prends mon petit-déjeuner les yeux fixés sur ce compagnon, et c’est à moitié connecté que je parle à ma famille. Terrible et si banal. Si je ne me reprenais pas, je risquais de provoquer un accident qui, cette fois, pourrait nous envoyer tous à la morgue. Songeant à la menace à peine voilée de Jessica, je décidai que ce séjour aux Antilles serait celui de la responsabilité et… du sevrage. Si tel était son désir, je le ferais. Pour nous, pour moi aussi.

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